mot à roger lemelin

  • C’est sur une machine à écrire conservée au Musée de la civilisation que sont nés les mythiques romans Au pied de la pente douce (1944) et Les Plouffe (1948) de Roger Lemelin (1919-1992). Il s’agit d’un cadeau du père de l’écrivain. Ouvrier de Saint-Sauveur, qui travaillait au port de Québec, l’homme prétendit l’avoir trouvée dans une poubelle ; en vérité, il l’avait achetée sur la rue Saint-Pierre, au magasin de Gérald Martineau, à raison de douze versements de cinq dollars. Après le succès de ses romans, Lemelin quitte la basse-ville pour devenir journaliste. Plus tard éditeur du quotidien La Presse, il fréquente l’élite politique et financière de Montréal. Il reste cependant toujours attaché à sa machine à écrire, devant laquelle s’est arrêté le romancier Simon Lambert, qui réside lui-même dans la basse-ville.

    La machine à écrire et d'autres objets ayant appartenu à Roger Lemelin sont présentées dans cette mosaïque virtuelle.

Les Plouffe, Jean Colin et le curé Folbèche vivent encore. Leurs amours et inimitiés ont toutefois pris de la patine, le monde a changé. Tes personnages ne visionnent pas de pornographie ou de séries télé en rafale, pas plus qu’ils n’affrontent les bouchons de circulation, branchés en continu sur les guerres d’Europe et du Sahel. Tu ne pouvais pas savoir.

Par-delà le vernis sépia des personnages, ceux-ci nous apparaissent tracés de loin : curieuse distance. En quête d’une explication, ton Denis Boucher évoquerait possiblement tes amis influents et tes doctorats honoris causa – toi, le romancier des faubourgs widely recognized as the enfant terrible of Quebec literature et the youngest member ever elected to the Royal Society of Canada.

Si Wolfe peina à grimper jusqu’aux hauteurs de Québec, imagea plus sobrement un magazine canadien, « Lemelin, lui, y parvint en trois best-sellers ». En surplomb de la basse-ville, tu auras manié ce petit monde comme les figurines d’un théâtre de poche ; il conviendrait aujourd’hui de savourer avec toi leurs petitesses paroissiennes. Or la terre brûle, le cœur perd prise, le mal qui nous ronge a migré.

Reste ta Underwood 1920 Elite, imposante avec son rouleau et ses barres à caractère dressées, trois fois plus pesante que tes histoires de pétard à la messe. Reste cette machine à écrire si indéniablement concrète, où se poursuit le battement de tes doigts contre les touches – tension sur autant de ficelles au bout desquelles tu as accroché tout un quartier, du haut de la Pente-Douce où tu as su te hisser.

Simon Lambert

Crédit photo artefact : Musée de la civilisation, don anonyme, photographe : Red Méthot – Icône, 1998-578

 

Simon Lambert

Formé en philosophie et en création littéraire, Simon Lambert a publié La chambre (VLB éditeur, 2010), prix Robert-Cliche du premier roman, puis Les crapauds sourds de Berlin (Somme toute, 2020). Il a participé à la Feria internacional del libro de Guadalajara en 2011 et représenté le Québec aux VIIIes Jeux de la Francophonie, en plus de participer à l’édition d’ouvrages politiques (Le livre qui fait dire oui, Ce qui nous lie). Il est également critique de théâtre au journal Le Devoir et préoccupé par notre difficulté à aimer.

Crédit photo : Rachel Migué